La manière dont nous travaillions il y a 40 ans n’est plus la même qu’aujourd’hui, et ne sera plus la même non plus dans 40 ans. Dès lors, comment peut-on promettre réalisation de soi (Marx, Arendt) ou épanouissement (Weil, Maslow) alors qu’on n’est plus en mesure de garantir un emploi à vie ?
Dans le monde d’aujourd’hui, les mutations technologiques rapides, les transformations commerciales et les bouleversements économiques rendent obsolète l’idée d’une carrière linéaire et stable. Pourtant, la quête de sens et d’épanouissement dans le travail reste profondément ancrée dans notre imaginaire collectif. Les penseurs qui ont exploré le lien entre l’individu et son activité professionnelle nous offrent des pistes pour comprendre cet idéal, mais aussi pour interroger sa pertinence dans un contexte où la flexibilité est devenue une norme.
Les promesses de réalisation de soi et d’épanouissement mises à mal
Marx voyait dans le travail une opportunité pour l’individu de se réaliser pleinement, à condition que celui-ci ne devienne pas un moyen d’exploitation mais une production d’œuvres significatives. De même, Arendt soulignait que le labeur permet de marquer durablement le monde, de laisser une trace qui témoigne de l’humanité de celui qui l’accomplit. Ces visions valorisaient un travail porteur de sens, enraciné dans la continuité et la stabilité.
Maslow et Weil ajoutent une dimension psychologique et spirituelle : l’épanouissement individuel passe par la satisfaction des besoins supérieurs, comme l’estime de soi ou la quête de sens. Ces théories reposent toutefois sur une hypothèse implicite : un environnement de travail relativement stable, où chacun peut évoluer graduellement vers son plein potentiel.
Mais dans un monde VUCA, où la Volatilité, l’Incertitude, la Complexité et l’Ambiguïté règnent, ces promesses se heurtent à une réalité impitoyable. Les innovations technologiques (Schumpeter) et les impératifs de compétitivité (Porter) exigent une adaptation constante, parfois brutale. Il est difficile, dans ce contexte, de trouver le temps et l’espace nécessaires pour se réaliser pleinement dans un emploi qui pourrait être temporaire ou périmé à court terme.
Les « capabilities » et la notion de handicap en flexibilité professionnelle
L’économiste Amartya Sen a développé le concept de « capabilities » pour souligner que l’épanouissement individuel ne repose pas uniquement sur des ressources matérielles, mais sur les capacités réelles de chacun à mener la vie qu’il choisit. Cette idée peut être étendue au monde du travail : si certains travailleurs sont freinés par des handicaps physiques ou médicaux, d’autres subissent des handicaps invisibles, liés à un manque de flexibilité professionnelle.
Ce handicap peut se traduire par une difficulté à s’adapter aux exigences d’un monde en mutation :
- Manque de formation pour répondre aux nouvelles technologies.
- Incapacité à changer rapidement de rôle ou de secteur.
- Fatigue psychologique face à des transitions trop fréquentes.
Dans un monde où la mobilité est devenue la norme, ces limitations peuvent être tout aussi handicapantes que des barrières physiques ou mentales. Et pourtant, peu d’efforts sont consacrés à résoudre ces inégalités.
Vers un nouveau pacte entre entreprises et travailleurs
Pour surmonter cette crise silencieuse, il est nécessaire de repenser le contrat social entre les entreprises et les travailleurs. Aujourd’hui, on demande à ces derniers de devenir des entrepreneurs permanents de leur carrière, jonglant entre transitions et acquisitions de compétences dans une course effrénée contre l’obsolescence. Mais cette pression constante est insoutenable pour beaucoup.
Les entreprises doivent reconnaître que si le travailleur est une « ressource », cette ressource a une sensibilité et une dignité qu’il faut respecter. Cela passe par :
- Une formation continue et accessible, pour permettre à chacun de s’adapter aux évolutions.
- Des politiques de mobilité interne et externe favorisant les transitions sans rupture brutale.
- Une communication transparente sur les attentes et les opportunités.
Dans un monde où les mutations sont inévitables, le véritable défi est de créer des carrières où l’épanouissement et la réalisation de soi ne sont pas des illusions, mais des objectifs atteignables, même au gré des changements.
Le pacte à imaginer n’est pas un retour au passé, mais une alliance moderne entre les besoins des entreprises et les aspirations des individus. Respecter la flexibilité imposée tout en protégeant la dignité humaine : telle est la clé pour réconcilier travail et épanouissement.
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