Dans le monde du travail, on parle souvent de stress, de charge mentale, de burn-out. Mais qu’en est-il de la frustration ? Ce sentiment diffus, souvent silencieux, qui ronge sans éclater. En France, la QVCT (Qualité de Vie et des Conditions de Travail) semble l’ignorer, ou la diluer dans des termes plus neutres comme « engagement », « motivation » ou « inconfort ». Pourtant, dans d’autres pays comme la Nouvelle-Zélande, la frustration est reconnue comme un indicateur critique de bien-être organisationnel. Pourquoi cette différence culturelle ? Et surtout : la frustration compte-t-elle vraiment dans l’efficacité des entreprises ?
1. Retour aux sources : la frustration comme objet de science
La première grande tentative pour conceptualiser la frustration remonte à 1939, avec Dollard, Doob, Miller, Mowrer & Sears, dans ce qu’on appellera la théorie de la frustration-agression. Selon eux, tout comportement agressif trouve sa source dans une frustration préalable, c’est-à-dire dans un blocage de la satisfaction d’un besoin ou d’un objectif. Cette théorie a marqué la psychologie du travail, mais a été peu transposée dans les sciences de gestion.
Plus tard, la psychologie cognitive développera l’idée que la frustration résulte d’un écart perçu entre ce qu’on attend et ce qu’on vit réellement (expectancy theory, Vroom, 1964). Elle devient alors un signal cognitif, pas seulement émotionnel : un indicateur de dysfonction entre ce que le salarié croit possible et ce qu’on lui permet.
Pourtant, très peu de modèles de management en France s’en sont emparés. Et quand elle apparaît, c’est souvent sous forme pathologisée : burn-out, démotivation, ou « résistance au changement ».
2. Pourquoi la QVCT française ignore-t-elle la frustration ?
La QVCT en France, dans sa version institutionnelle (via l’ANACT ou les politiques RH), s’intéresse prioritairement à :
- la sécurité physique et mentale,
- la charge de travail,
- le sens au travail,
- la conciliation des temps de vie.
Mais très rarement à la frustration comme expérience émotionnelle structurante. C’est un point aveugle. Pourquoi ?
Plusieurs raisons culturelles peuvent être avancées :
- En France, l’échec est stigmatisé. La frustration, étant perçue comme un manque de compétence ou de mérite, tend à être vécue comme une honte à taire.
- La culture managériale française reste marquée par le modèle jacobin et vertical, où les salariés sont considérés comme « exécutants intelligents », mais non co-créateurs des conditions de travail.
- Le système éducatif valorise la performance individuelle et non l’apprentissage par l’essai-erreur, condition pourtant nécessaire pour reconnaître et traiter la frustration.
3. Nouvelle-Zélande : le cas d’un management attentif à la frustration
En Nouvelle-Zélande, un pays souvent en pointe sur les questions de bien-être au travail (cf. classements OCDE), la frustration est perçue non comme un défaut du salarié, mais comme un signal du système.
Quelques éléments culturels majeurs expliquent ce positionnement :
- L’héritage maori, avec la notion de whakapapa (filation, enracinement), pousse les entreprises à considérer les individus dans leur parcours, leurs aspirations, leur place dans un collectif.
- L’idéologie du Number 8 wire, typique de la culture néozélandaise, valorise l’inventivité, la débrouillardise, l’initiative. Mais cela suppose que les blocages soient détectés et levés. La frustration y est donc un obstacle à la débrouillardise, donc un problème sérieux.
- Enfin, les RH en Nouvelle-Zélande sont influencées par des modèles anglo-saxons de psychological safety (Edmondson), où les émotions négatives peuvent être exprimées sans crainte de sanction. Il est courant pour les managers de poser des questions comme : “Qu’est-ce qui vous frustre en ce moment dans votre rôle ?”
4. Et si on prenait la frustration au sérieux ?
Reconsidérer la frustration, ce n’est pas faire preuve de laxisme, ni tomber dans une psychologisation naïve de la gestion. C’est au contraire :
- écouter les signaux faibles avant qu’ils ne deviennent des symptômes lourds,
- valoriser les collaborateurs en reconnaissant leurs désirs inaboutis, non comme des caprices, mais comme des ressources,
- désinstitutionnaliser l’angoisse, en redonnant le droit de dire : “ça ne marche pas pour moi”.
Pour les managers, c’est un levier :
- d’ajustement des rôles, des process, des responsabilités,
- de rétention des talents (car beaucoup partent, non à cause du salaire, mais à cause d’une frustration silencieuse),
- de renforcement du lien de confiance.
Conclusion
La frustration importe. Elle importe même beaucoup. En faire un objet de dialogue dans l’entreprise, c’est changer le paradigme managérial. Là où la France semble encore y voir une faiblesse, la Nouvelle-Zélande y reconnaît un besoin légitime d’ajustement. Pour construire un management de demain, il serait temps d’écouter les frustrations d’aujourd’hui.
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