Dans notre société actuelle, la question de la finalité du travail pour les individus est plus que jamais au cœur des débats. Les entreprises modernes mettent souvent l’accent sur l’épanouissement personnel au sein de la sphère professionnelle, promouvant des notions comme les soft skills et la recherche d’alignement des valeurs personnelles avec celles de l’organisation. Mais ces attentes sont-elles en adéquation avec les aspirations réelles des travailleurs ? Ou bien traduisent-elles une tendance à orienter le comportement des employés au service de la performance économique ? Cet article propose de revenir sur l’évolution de ces questions, en partant des constats sociologiques des années 1970 jusqu’aux théories des grands penseurs du travail, pour enfin réfléchir aux implications modernes de cette question fondamentale.
Le tournant des années 1970 et la montée des soft skills
Dans les années 1970, la vision de l’emploi restait simple et pragmatique : il s’agissait avant tout d’un moyen de « gagner sa vie ». Pour la majorité des travailleurs, le travail était une activité transactionnelle, où la réalisation personnelle était largement secondaire. En échange de leur force de travail, les employés recevaient un salaire leur permettant de subvenir à leurs besoins, d’assurer la stabilité de leur foyer, et de profiter des loisirs, notamment des vacances, qui symbolisaient un temps de repos et de reconnexion à leur vie personnelle.
Cette vision pragmatique du travail, détachée d’un objectif d’épanouissement personnel, semble aujourd’hui parfois oubliée dans les discours managériaux et les études orientées vers les aspirations idéalisées du travailleur moderne. Des enquêtes récentes, cependant, révèlent un décalage : un sondage mené auprès de 2 000 travailleurs montre que 60 % d’entre eux travaillent avant tout pour « gagner leur vie », tandis que 30 % mentionnent un désir d’épanouissement personnel. Ces chiffres rappellent que, même dans un contexte économique hyper-concurrentiel, la majorité des employés conservent une approche instrumentale du travail, axée sur la sécurité financière plutôt que sur l’épanouissement.
Toutefois, avec la montée de la concurrence et l’évolution des exigences professionnelles, les entreprises ont progressivement redéfini leurs attentes envers leurs collaborateurs. L’importance croissante des soft skills dans le milieu professionnel en est un exemple frappant. Alors que les compétences techniques étaient auparavant l’élément central du processus de recrutement et d’évaluation des performances, les compétences comportementales – communication, adaptabilité, leadership, capacité d’apprentissage, etc. – sont devenues un critère majeur. Par ces compétences, les entreprises cherchent des travailleurs capables de s’adapter, de collaborer efficacement, et d’intégrer les valeurs de l’organisation. Cependant, cette exigence d’alignement comportemental peut poser des défis, notamment en termes de santé mentale, lorsque le travailleur perçoit son emploi avant tout comme un moyen de subsistance et qu’il doit néanmoins adopter un « ethos » étranger à ses valeurs profondes.
Marx, Weil, Arendt, Hirschman, Maslow – Les visions alternatives du travail
La philosophie du travail n’est pas une réflexion nouvelle. Depuis Karl Marx, la question de la finalité du travail pour l’individu a été longuement débattue. Pour Marx, le travail dans une société capitaliste ne représentait pas un acte d’épanouissement, mais une source d’aliénation. Selon lui, le travailleur se retrouvait dépossédé du fruit de son labeur, et le travail devenait une activité contrainte, étrangère à sa nature profonde. Marx voyait dans le travail un potentiel de réalisation humaine, mais il estimait qu’il ne pouvait pleinement s’épanouir qu’au sein d’un système où l’individu ne serait pas dépossédé de son propre produit.
Simone Weil, dans ses réflexions sur le travail ouvrier, élargit ce constat en liant l’importance de la dignité au travail à des aspects plus existentiels. Elle estimait que le travail bien fait, même dans sa forme la plus modeste, est un besoin spirituel pour l’être humain. Cependant, elle dénonçait la brutalité des systèmes industriels qui contraignaient les travailleurs à une exécution mécanique, sans considération pour la qualité de leur travail. Pour Weil, il existait donc une tension fondamentale entre le besoin de bien faire les choses et les conditions de travail aliénantes.
Hannah Arendt a également apporté une perspective unique en distinguant le « travail » du « labeur » et de « l’œuvre ». Dans La Condition de l’homme moderne, elle défend l’idée que le travail n’est pas naturellement épanouissant ; au contraire, elle associe le « labeur » aux activités nécessaires à la survie, tandis que « l’œuvre » relève des créations humaines durables qui permettent un accomplissement personnel plus profond. En d’autres termes, Arendt perçoit la finalité du travail différemment de la vision actuelle du monde de l’entreprise, car, pour elle, seule la production de choses significatives pour la collectivité apporte une satisfaction réelle.
Albert O. Hirschman, avec son concept de « tunnel effect », souligne pour sa part que l’individu, en travaillant, n’est pas seulement à la recherche d’une rémunération ou d’un épanouissement personnel. Hirschman indique que les travailleurs aspirent également à une forme de justice sociale : voir leur situation et celle de leurs pairs progresser. Selon lui, l’individu n’éprouve une frustration dans son travail que lorsqu’il perçoit des disparités ou des traitements injustes.
Enfin, Abraham Maslow propose une hiérarchie des besoins, dans laquelle le travail n’intervient comme moyen de réalisation personnelle qu’à partir d’un certain seuil de sécurité économique et sociale. Dans la mesure où les besoins de base (sécurité, stabilité financière) sont satisfaits, l’individu peut se tourner vers des objectifs de développement personnel. Les entreprises, en encourageant l’accomplissement personnel sans toujours assurer la stabilité économique, semblent parfois ignorer cette pyramide, encourageant un épanouissement qui, pour de nombreux travailleurs, reste secondaire.
Réconcilier aspirations réelles et visions philosophiques du travail
Les débats philosophiques sur le travail révèlent une tension continue entre une approche pragmatique et instrumentale, d’un côté, et une vision plus idéalisée de l’épanouissement personnel, de l’autre. D’après les théoriciens comme Marx ou Weil, les attentes des travailleurs ne peuvent être séparées des conditions concrètes dans lesquelles ils exercent leur métier. Si l’entreprise contemporaine valorise souvent un idéal d’engagement personnel, il est fondamental de comprendre que, pour une majorité de travailleurs, la finalité du travail reste principalement économique : assurer sa subsistance et celle de sa famille.
Cependant, les enquêtes modernes et les réflexions des penseurs montrent que le travail peut, pour certains, remplir un rôle plus significatif. Pour les 30 % de travailleurs qui associent leur emploi à un moyen de s’épanouir ou de se réaliser, il est important de trouver un sens et une finalité personnelle dans l’activité professionnelle. Loin de former une contradiction avec les attentes économiques des autres travailleurs, cet idéal de réalisation peut parfois émerger lorsque les besoins de base sont satisfaits, permettant à l’individu de chercher dans son travail un moyen d’exprimer ses talents, ses valeurs, voire de participer à un projet collectif.
Un modèle de travail respectueux pourrait donc reconnaître la diversité des attentes individuelles en offrant un équilibre entre les exigences de productivité et les aspirations personnelles. Ce modèle pourrait également inclure des mécanismes d’ajustement lorsque des comportements attendus par l’entreprise – les soft skills, par exemple – ne correspondent pas naturellement à la personnalité des employés. La création d’une « prime de comportement » pourrait constituer une réponse adaptée, en reconnaissant le travail supplémentaire demandé aux employés qui doivent s’adapter à des exigences comportementales qui ne leur sont pas naturelles.
La prime de comportement pourrait être envisagée comme une compensation financière pour la « charge mentale » imposée par l’adoption d’un ethos particulier. Inspirée des pratiques de dédommagement ou des primes de performance, cette prime viendrait encourager et reconnaître les efforts d’adaptation, tout en évitant une injonction absolue à l’authenticité ou à l’alignement avec les valeurs de l’entreprise. Pour les employés ayant des difficultés à adopter ces comportements, des solutions thérapeutiques – comme les thérapies cognitivo-comportementales (TCC) – pourraient également être proposées, leur permettant d’explorer des outils pour gérer l’adaptation au monde professionnel.
Repensons les attentes et les politiques de travail
La question du télos du travailleur révèle qu’il est essentiel de reconsidérer les attentes contemporaines vis-à-vis de l’engagement des employés et de leurs motivations. Si le besoin de gagner sa vie demeure primordial, certaines entreprises, en recherchant une implication émotionnelle et comportementale accrue, créent parfois un écart difficile à combler pour de nombreux employés. Plutôt que d’imposer des comportements normatifs et de supposer un épanouissement universel dans le travail, une réévaluation des pratiques managériales est nécessaire.
Un moyen pragmatique de répondre aux aspirations variées des travailleurs pourrait consister à repenser le Code du travail pour inclure la notion de charge comportementale et ses implications sur la santé mentale et la performance professionnelle. Une « prime de comportement » permettrait de reconnaître les efforts d’adaptation et de résilience mentale, tout en encourageant une relation de travail fondée sur une réciprocité plus saine. Enfin, en intégrant des outils comme les TCC pour ceux qui en ressentent le besoin, les entreprises pourraient aider leurs collaborateurs à naviguer entre leur authenticité personnelle et les attentes professionnelles, tout en respectant leurs limites individuelles.
Dans un monde de plus en plus compétitif, repenser ces questions n’est pas un luxe, mais une nécessité. L’équilibre entre l’authenticité personnelle et les exigences comportementales pourrait non seulement améliorer le bien-être des travailleurs, mais également contribuer à une performance collective plus durable, dans laquelle chacun trouve un sens et une motivation à s’impliquer.
En espérant que cet article suscite réflexion et débat dans le monde de l’entrepreneuriat, nous rappelons que le travail n’est pas qu’un levier de productivité : c’est aussi un pilier de la dignité et de l’équilibre individuel.
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