Comment un travailleur indépendant (TI) peut-il être « bon » ?

Comment un travailleur indépendant (TI) peut-il être « bon » ?

Julia de Funès a récemment publié un article sur la « bonté du manager » en l’assimilant à une certaine gentillesse, à des marques « d’amour inconditionnel » (agapē) à l’égard des collaborateurs. Cette vision particulière de la bonté nous a interpellés, car la bonté pour les philosophes grecs (καλος καγαθος) se situait davantage au niveau des vertus de l’homme (vir), de son excellence. Nous nous sommes alors demandé quelles pourraient être ces vertus pour un travailleur, et en particulier un travailleur indépendant (TI). Car ces qualités ne sont pas forcément les mêmes entre les divers types de travailleurs.

Mais avant cela, il faut nous demander à quoi peut servir cette « bonté ». Est-elle un moyen d’améliorer notre marque pour faciliter notre business ? Ou est-elle plutôt un objectif de bien-être et d’efficacité pour faciliter notre activité ? Car après tout, conduit-elle à une béatitude (eudaimonia) ou à autre chose ? Pourquoi en somme devrions-nous être « bons » ? Et par rapport à quels critères ?


Les vertus comme équilibre et comme réalisation optimale

Pour répondre à cette question, nous pouvons emprunter à Aristote sa conception des vertus. Selon lui, les vertus sont des « réalisations optimales », situées entre deux extrêmes : un défaut et un excès. Par exemple, le courage se trouve entre la lâcheté (trop peu de confiance) et la témérité (trop de confiance). Mais Aristote identifie aussi certaines vertus absolues, qui ne résultent pas d’un équilibre mais d’une perfection en soi, comme la justice ou la sagesse pratique (phronésis).

Dans le contexte du travailleur indépendant, il est possible de transposer cette distinction. Certaines vertus dépendent de l’équilibre que chacun trouve dans son activité. D’autres constituent des idéaux à atteindre pour exceller dans son métier. Explorons ces qualités, en tenant compte des spécificités des TI.


Quatre vertus clés pour le travailleur indépendant

1. La collaboration intelligente : entre isolement et dépendance

Le problème : Les TI sont souvent confrontés à une solitude décisionnelle. Pourtant, ils peuvent être tentés de s’enfermer dans une autonomie excessive ou, à l’inverse, de s’appuyer trop sur leurs clients ou partenaires, au risque de perdre leur indépendance.

La vertu : La collaboration intelligente consiste à savoir demander de l’aide ou solliciter des conseils lorsque c’est nécessaire, sans pour autant devenir dépendant. Elle passe par la construction d’un réseau d’entraide ou par la délégation de certaines tâches spécifiques (par exemple, la comptabilité).

Pourquoi elle est utile : Cette qualité aide le TI à rester autonome tout en bénéficiant de l’expertise des autres, évitant ainsi l’épuisement ou les erreurs stratégiques. Elle permet également de renforcer des relations professionnelles qui peuvent s’avérer précieuses sur le long terme.

Les exemples abondent : un graphiste freelance peut collaborer avec des rédacteurs ou développeurs pour proposer des projets complets, ou un consultant indépendant peut rejoindre des communautés pour échanger sur les meilleures pratiques. Ces interactions enrichissent leur activité sans compromettre leur identité professionnelle.


2. La discipline flexible : entre procrastination et hyperactivité

Le problème : L’autonomie du TI peut conduire à des extrêmes dans la gestion du temps. Certains tombent dans la procrastination, remettant sans cesse leurs tâches à plus tard, tandis que d’autres sombrent dans l’hyperactivité, incapables de s’arrêter.

La vertu : La discipline flexible repose sur une gestion réfléchie du temps. Il s’agit d’établir des routines adaptées mais réalistes, qui incluent des périodes de pause et de réflexion.

Pourquoi elle est utile : Elle permet au TI de préserver son énergie et sa santé mentale tout en maintenant un niveau de productivité constant. Une journée bien structurée, avec des plages horaires réservées aux tâches prioritaires et d’autres dédiées à des activités secondaires ou à la détente, contribue à éviter le surmenage.

Un TI pourrait, par exemple, adopter la méthode Pomodoro ou organiser son emploi du temps autour de cycles d’effort et de récupération. Cette approche n’entrave pas la créativité, mais l’encadre pour qu’elle reste soutenable sur le long terme.


3. La résilience stratégique : entre renoncement et entêtement

Le problème : Les TI doivent faire face à l’échec, qu’il s’agisse de clients perdus ou de projets infructueux. Certains se découragent rapidement, tandis que d’autres persistent dans des voies évidemment sans issue.

La vertu : La résilience stratégique implique d’accepter l’échec comme une opportunité d’apprentissage et de revoir ses stratégies en fonction des réalités du marché. Elle repose sur une combinaison d’humilité et de clairvoyance.

Pourquoi elle est utile : Cette qualité aide le TI à rebondir après un revers, tout en évitant de s’enfermer dans des comportements contre-productifs. En cultivant cette vertu, le TI développe une capacité à adapter ses offres ou à diversifier ses sources de revenus.

Prenons l’exemple d’un formateur indépendant qui, voyant une baisse d’intérêt pour ses ateliers en présentiel, décide de se tourner vers des formations en ligne. Ce changement, bien qu’exigeant, peut transformer une difficulté en opportunité de croissance.


4. La sagesse pratique (phronésis) : une vertu absolue

Le problème : L’autonomie des TI les expose à des dilemmes complexes où il n’y a pas de réponse évidente. Comment prioriser ses projets ? Comment équilibrer vie professionnelle et personnelle ?

La vertu : La sagesse pratique permet de juger correctement dans ces situations incertaines. Elle consiste à aligner ses décisions sur ses valeurs et ses objectifs, tout en prenant en compte les contraintes réelles.

Pourquoi elle est utile : Cette qualité garantit une cohérence dans l’ensemble de ses actions et favorise un alignement durable entre aspirations personnelles et professionnelles. Elle dépasse la simple rationalité en intégrant des dimensions éthiques et intuitives.

Un TI qui pratique la phronésis saura, par exemple, refuser un projet bien payé mais en contradiction avec ses valeurs ou ses objectifs à long terme. Ce choix, difficile sur le moment, peut s’avérer bénéfique pour sa satisfaction globale.


Conclusion : une « bonté » au service de l’équilibre et de la productivité

En réfléchissant à la « bonté » du travailleur indépendant, nous découvrons qu’elle repose sur des vertus adaptées à ses réalités. Cultiver la collaboration intelligente, la discipline flexible, la résilience stratégique et la sagesse pratique ne garantit pas une béatitude (eudaimonia) au sens grec du terme. Cependant, ces qualités permettent au TI de maintenir un équilibre personnel et professionnel, tout en assurant une productivité sereine.

En fin de compte, être « bon » en tant que travailleur indépendant, c’est avant tout être en harmonie avec soi-même et avec son activité. Cela ne se résume pas à des réussites immédiates ou spectaculaires, mais se manifeste dans une pratique quotidienne empreinte de constance, de réflexion et d’adaptabilité. C’est cette bonté-là qui pourrait bien être la clé d’une réussite durable.

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