Aristote opposait l’homme libre (eleútheros) à l’esclave (doulos), et considérait que le salariat, tel qu’il existait déjà sous forme de travail rémunéré, relevait d’une dépendance comparable à l’esclavage. Plus tard, Marx a opposé le bourgeois, détenteur des moyens de production, au prolétaire, contraint de vendre sa force de travail, en plaçant entre les deux la figure intermédiaire du petit-bourgeois — artisan ou commerçant indépendant. Enfin, plus près de nous, Pierre Bourdieu a mis en évidence le rôle des capitaux immatériels et des « cercles de savoir » dans la reconnaissance sociale. Ces trois étapes de pensée nous invitent à poser une question brûlante pour notre époque : l’entrepreneur, cet indépendant moderne, est-il véritablement libre ?
Nous examinerons d’abord comment Aristote, Marx et Bourdieu nous offrent une généalogie de la liberté économique. Nous aborderons ensuite la dimension morale de cette liberté, en montrant qu’elle n’est jamais absolue mais conditionnelle : pour être reconnu indépendant, il faut être adoubé par un cercle de savoir ou de légitimité.
I. Trois généalogies de la liberté
1. L’Antiquité : Aristote et la condition de l’homme libre
Pour Aristote, la liberté ne s’entendait pas seulement comme absence de chaînes physiques, mais comme une position sociale. L’homme libre, eleútheros, se distinguait de l’esclave, doulos, non seulement parce qu’il n’était pas la propriété d’un maître, mais aussi parce qu’il disposait de ses propres moyens d’existence. L’outil de travail appartenait au citoyen libre, ou il avait la possibilité de vivre sans travailler grâce aux ressources de sa famille ou de sa cité.
Dans cette perspective, le salariat — être payé par autrui pour exécuter une tâche — était perçu comme une forme de dépendance servile. Aristote voyait peu de différence entre l’esclave qui obéit par contrainte et le salarié qui obéit par nécessité économique. La liberté se définissait donc négativement : être libre, c’était ne pas être subordonné à la volonté d’un autre.
2. La Révolution industrielle : Marx et la critique de l’aliénation
Avec Marx, la réflexion prend une nouvelle tournure. La question centrale n’est plus seulement « qui obéit à qui ? », mais « qui possède les moyens de production ? ». Le bourgeois est celui qui détient l’usine, la machine, le capital. Le prolétaire, n’ayant rien d’autre que sa force de travail, doit la vendre pour survivre. Entre les deux, Marx place le petit-bourgeois — artisan, commerçant, petit entrepreneur — qui possède encore son outil de travail, mais reste fragile, menacé d’être absorbé par le capitalisme industriel.
La liberté, dans ce cadre, est étroitement liée à la propriété des moyens de production. Être libre, c’est ne pas être aliéné, c’est-à-dire ne pas travailler pour enrichir un autre. Mais cette liberté reste précaire : l’artisan peut devenir prolétaire du jour au lendemain si son commerce échoue, et même le bourgeois dépend des fluctuations du marché. Marx dévoile ainsi le caractère instable et conflictuel de la liberté économique.
3. Le contemporain : Bourdieu et les cercles de savoir
Au XXe siècle, Pierre Bourdieu complexifie encore le tableau. Il ne suffit plus de posséder un outil ou un capital économique ; il faut aussi accumuler des formes de capital immatériel : culturel (diplômes, savoirs), social (réseau de relations), symbolique (reconnaissance, réputation).
L’indépendant moderne, qu’il soit consultant, créateur d’entreprise ou commerçant, ne peut se contenter de déclarer son autonomie : il doit être reconnu comme tel par un cercle de savoir. Un artisan est légitimé par son CAP, un médecin par son diplôme et son ordre professionnel, un chercheur par l’université. Même les commerçants, bien que moins soumis aux diplômes, tirent leur légitimité de leur inscription dans un réseau visible — boutique, franchise, certification qualité.
Bourdieu montre que la liberté contemporaine est relationnelle : elle dépend du regard d’autrui, du capital symbolique conféré par un groupe. Sans cette reconnaissance, l’indépendant n’est qu’un marginal ou un amateur.
II. La moralité de l’indépendance : une émancipation conditionnelle
1. L’illusion d’une liberté absolue
Nous aimons nous représenter l’entrepreneur comme un être libre, maître de son destin, affranchi des contraintes hiérarchiques. Pourtant, cette image est largement illusoire. Même l’indépendant doit rendre des comptes : au client, à l’administration, à ses pairs. Loin de supprimer la dépendance, l’entreprenariat la déplace : on n’obéit plus à un patron unique, mais à une pluralité de forces, souvent plus exigeantes encore.
La liberté de l’indépendant est donc conditionnelle. Elle ne se mesure pas seulement à l’absence de subordination directe, mais à la capacité de s’inscrire dans un cercle de reconnaissance.
2. L’adoubement des pairs
Aujourd’hui, être « indépendant » ne suffit pas ; il faut prouver sa compétence, afficher un diplôme, appartenir à un réseau, montrer des références. Le client ou le public veut des garanties. Cette exigence d’adoubement par les pairs est devenue universelle.
L’artisan doit présenter son CAP. Le consultant doit afficher des diplômes ou des témoignages. Même l’écrivain autoédité cherche des recensions pour être crédible. La reconnaissance par un cercle — qu’il soit institutionnel, académique ou communautaire — conditionne l’accès à la clientèle.
Ainsi, l’indépendance économique est inséparable d’une dépendance symbolique. Nous restons liés au regard des autres pour valider notre liberté.
3. La moralité de cette reconnaissance
Faut-il voir dans cette dépendance une servitude déguisée ? Ou au contraire un progrès moral ?
D’un côté, on pourrait dire que la liberté conditionnelle n’est pas une vraie liberté. Si l’indépendant doit sans cesse se justifier, être reconnu, chercher des certifications, n’est-il pas encore plus prisonnier que le salarié, dont la légitimité est garantie par le contrat de travail ?
D’un autre côté, on peut y voir une avancée morale : l’indépendance n’est pas un privilège réservé à quelques aristocrates, mais une position ouverte à tous, à condition de franchir les épreuves symboliques. Le CAP, le diplôme, l’association professionnelle sont des rites d’institution qui démocratisent l’accès à la reconnaissance.
4. Le paradoxe du salarié reconnu
Il est frappant de constater que même le salarié, figure moderne du doulos ou du prolétaire, doit aujourd’hui être adoubé par un cercle de savoir. L’employabilité passe par le diplôme, la certification, la validation des compétences. Autrement dit, la dépendance économique s’accompagne désormais d’une dépendance symbolique.
Ainsi, que l’on soit entrepreneur ou salarié, notre liberté est toujours conditionnée par la reconnaissance sociale. L’eleútheros antique, maître de lui-même, semble avoir disparu ; nous sommes tous insérés dans des cercles qui distribuent ou refusent la légitimité.
Conclusion
La question « Entreprenariat : est-ce être libre ? » trouve une réponse nuancée. Aristote, Marx et Bourdieu nous montrent successivement que la liberté dépend d’abord de la condition statutaire, puis de la propriété des moyens de production, et enfin de la reconnaissance symbolique.
Être entrepreneur aujourd’hui, ce n’est pas échapper à la dépendance, mais l’inscrire dans un jeu plus complexe de légitimations. La liberté n’est plus un état absolu, mais une conquête fragile, conditionnée par le regard d’autrui.
Reste à savoir si cette reconnaissance conditionnelle est un progrès ou une nouvelle servitude. Peut-être faut-il accepter que la liberté, dans nos sociétés interconnectées, ne soit jamais pure autonomie, mais toujours une relation. Alors, l’entrepreneur n’est pas l’homme absolument libre : il est celui qui négocie sans cesse son indépendance au sein des cercles qui le reconnaissent.
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