Nous employons ici le mot ‘patron’ dans son sens initial de ‘protecteur’ qu’a conservé l’anglais et qui s’est hélas perdu en français, et celui de ‘despote’ dans le sens initial grec de ‘maître de maison investi de tous les pouvoirs’ (potès). Et enfin le mot magistral se réfère à la fonction officielle de jugement dont j’ai parlé sur mon blog privé. Car si à en croire les réseaux sociaux, il y aurait autant de magistrats en France que de sélectionneurs d’équipes de football, que chacun semble se croire capable et légitime pour juger, dans la pratique l’acte de jugement est réservé à certaines autorités du fait de leur fonction professionnelle (rarement à des personnes tirées au sort).
Or il faut bien ici remarquer l’influence que joue ce qu’on appelle un « pod » sur un réseau social : un arrangement souvent tacite et secret entre des personnes particulières pour conforter les propos que publient leurs « amis ». Nous allons donc essayer de discuter ici du fait que les jugements qui incombent à un chef d’entreprise, donc les décisions qu’il prend, ne sont pas toujours une affaire d’expertise et qu’il peut aussi s’appuyer sur des soutiens qu’on qualifie volontiers de « politiques ».
Exemples de patron et de despote
Satya Nadella est devenu PDG de Microsoft en 2014, succédant à Steve Ballmer. Nadella est souvent cité comme un exemple de leader bienveillant et axé sur le développement des talents de ses employés. Il a transformé la culture d’entreprise de Microsoft en mettant l’accent sur l’empathie, la collaboration, et l’innovation. Il a encouragé une culture de « growth mindset », inspirée par les travaux de la psychologue Carol Dweck, ce qui a permis aux employés de se sentir valorisés et soutenus dans leur développement professionnel.
Sous sa direction, Microsoft a connu une croissance significative, tant en termes de valeur boursière que d’innovation technologique. La transformation culturelle a également amélioré la réputation de Microsoft en tant qu’employeur attractif, favorisant l’engagement et la rétention des talents.
Elon Musk est le PDG de Tesla et de SpaceX, et il est connu pour son approche de leadership très exigeante et centralisée. Musk est souvent décrit comme un leader autoritaire avec des attentes extrêmement élevées pour ses employés. Il est connu pour son implication directe et son contrôle rigoureux sur les projets, souvent au détriment de l’autonomie de ses équipes. Il a un style de gestion très axé sur les résultats, avec une tolérance limitée pour les erreurs et les délais, ce qui crée une atmosphère de pression intense et de stress élevé.
Malgré les critiques sur son style de leadership, les entreprises de Musk ont réalisé des innovations révolutionnaires et ont atteint des succès impressionnants dans leurs domaines respectifs. Cependant, ce style de leadership a également conduit à des niveaux élevés de turnover et à des critiques sur les conditions de travail, ainsi qu’à des allégations de traitement inéquitable des employés.
Émergence de l’autorité
Ces dirigeants ne sont pas apparus à leurs positions soudainement, ils ont eu une histoire préalable où ils ont montré leurs compétences et leur capacité de faire réussir des projets de plus en plus complexes. Il a donc fallu qu’ils soient reconnus aptes, entre autres à décider, donc à juger autant des faits que des comportements des autres, mais aussi des propos (pertinence, exactitude) et des opinions exprimées. C’est là où cette reconnaissance des pairs n’est pas forcément automatique et garanties sincères, qu’il peut se produire des effets d’arrangements, de sympathies de circonstances.
Car si on pourrait vouloir que ces décisions soient objectives et bâties sur une expertise, un facteur plus essentiel est qu’elles soient acceptées en absence d’un pouvoir coercitif capable de les faire admettre de force. Tout le monde n’a pas une équipe de « Gardiens de la Révolution » qui assure l’ordre avec des armes. Et quand bien même certaines décisions sont précisément motivées, il peut y avoir des intérêts divergents qui les réfutent par opposition de principe, juste parce que leur rôle le veut, parce que leur autorité est fondée sur la contestation systématique de l’autorité hiérarchique.
Le leadership n’est donc pas nécessairement bienveillant ou despotique du fait de la personnalité particulière du leader mais peut parfois résulter d’un choix délibéré des actionnaires qui l’ont nommé à ce poste. Car dans nos exemples Microsoft était une entreprise bien en place tandis que Tesla est une sorte de start-up. Le rendement du capital n’est pas le même dans ces deux entreprises. Leur existence d’un point de vue stratégique n’est pas le même non plus. Nous avons actuellement besoin de Microsoft tandis qu’on peut aisément se passer de Tesla.
Risques de biais et de favoritisme
Lorsqu’un chef d’entreprise s’appuie sur un ‘pod’ ou un réseau de soutien personnel pour prendre des décisions et émettre des jugements, il court le risque d’introduire des biais et du favoritisme dans le processus de gestion. Ces ‘pods’ sont souvent constitués de collaborateurs de confiance, d’amis ou de partenaires de longue date, ce qui peut créer une dynamique où les opinions et les suggestions de ces membres sont systématiquement valorisées au détriment d’autres perspectives. En conséquence, les décisions peuvent refléter davantage les intérêts et les points de vue d’un cercle restreint plutôt que ceux de l’ensemble de l’organisation (ie. aristocratie v. démocratie).
Cela peut mener à des situations où des employés talentueux et innovants sont marginalisés parce qu’ils ne font pas partie du réseau privilégié, réduisant ainsi la diversité des idées et des approches au sein de l’entreprise. De plus, le favoritisme peut engendrer un climat de démotivation et de ressentiment parmi les employés non favorisés, affectant négativement la morale et la cohésion de l’équipe. Pour éviter ces risques, il est essentiel que les chefs d’entreprise s’efforcent de maintenir une objectivité rationnelle dans leurs jugements et décisions, en intégrant des mécanismes transparents et équitables qui valorisent les contributions de tous les membres de l’organisation, indépendamment de leurs relations personnelles avec la direction.
Mais on peut aussi penser à des cas où un expert peut refuser d’accorder son crédit publiquement malgré qu’il admette en privé être d’accord avec une idée qu’un autre a eu, du fait que le montrer pourrait signaler une accointance. Acquérir de l’autorité est donc jongler entre la pertinence de ce qu’on fait ou dit, et les soutiens qu’on parvient à construire. Il y a une part de talent intrinsèque et une part de soin aux crédits qu’on arrive à s’assurer ou éventuellement à soutirer. Seul un naïf croira que sa réussite ne tient qu’à lui seul. Chaque personne veille avec attention sur sa sphère d’influence et n’admet pas les possibles risques d’être déchu de sa place.
L’Importance des réseaux dans la construction de l’autorité
La nécessité d’un ‘pod’ ou réseau de soutien pour bâtir son autorité est bien documentée dans les recherches académiques et les pratiques professionnelles. Selon une étude de Harvard Business Publishing, les structures organisationnelles modernes, de plus en plus horizontales et complexes, rendent les réseaux diversifiés et de haute qualité essentiels pour un soutien et une innovation constants. Les leaders utilisent ces réseaux pour accéder à de nouvelles perspectives, identifier des opportunités de carrière, constituer leurs équipes et anticiper les changements stratégiques au sein de leur organisation (McKinsey & Company) (Harvard Business School Online) .
En outre, McKinsey souligne que le capital social – c’est-à-dire l’investissement dans les relations tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de son organisation – est crucial pour le succès professionnel. Les motivations à développer et maintenir ces réseaux varient selon les industries et les niveaux hiérarchiques, mais ils sont généralement vus comme indispensables pour progresser dans sa carrière. Les cadres supérieurs, en particulier, investissent beaucoup plus dans leurs réseaux que les employés et techniciens, ce qui reflète l’importance de ces connexions aux niveaux supérieurs du leadership (Harvard Business Publishing) .
Ces recherches confirment que, bien que l’expertise soit fondamentale, la capacité à construire et à utiliser un réseau de soutien stratégique peut considérablement améliorer son autorité et son influence dans le monde des affaires. Cela renforce notre analyse selon laquelle l’acquisition de l’autorité repose autant sur la compétence intrinsèque que sur la gestion habile des relations et des soutiens.
Conclusion
En explorant les rôles de ‘patron’ et de ‘despote’ à travers les exemples de Satya Nadella et d’Elon Musk, nous avons mis en lumière comment les styles de leadership influencent la dynamique interne d’une entreprise. Nadella incarne le patron bienveillant, axé sur la culture d’entreprise et le développement des talents, tandis que Musk, bien que visionnaire, adopte un style plus autoritaire, souvent associé à un turnover élevé et à des tensions internes. Cela souligne l’importance de l’équilibre entre autorité et bienveillance dans la gestion d’une entreprise.
Nous avons également discuté de la nature de l’autorité, qui nécessite la reconnaissance de pairs jusqu’à ce que l’on soit formellement nommé à une position de pouvoir. L’autorité repose sur une combinaison de compétence et de soutien communautaire. Cependant, s’appuyer trop fortement sur un réseau personnel, ou ‘pod’, pour prendre des décisions peut introduire des biais et du favoritisme. Cela peut marginaliser des experts compétents et innovants, favorisant un népotisme qui nuit à la diversité des idées et à l’objectivité des jugements.
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