Le Q12 de Gallup, célèbre questionnaire mesurant « l’engagement » des salariés, s’est imposé dans les entreprises du monde entier comme un baromètre du bien-être au travail. Derrière son apparente neutralité psychologique, il exprime en réalité une conception profondément anglo-américaine du travail : celle d’un individu autonome, motivé par la reconnaissance et aligné sur la mission de son organisation. Ce modèle, qui prolonge à la fois la théorie économique de David Ricardo et l’éthique protestante analysée par Max Weber, définit le travail comme un lieu d’accomplissement de soi et de performance morale.
Mais cette vision se heurte à une autre manière d’être au travail, proprement française, que Philippe d’Iribarne a su mettre au jour dans L’étrangeté française. Loin de l’idéologie de l’« engagement », notre pays demeure attaché à une logique de dévouement, de fierté du métier et d’un certain honneur dans la hiérarchie. Entre ces deux pôles – le modèle globalisé du management et la singularité nationale de notre culture du travail – se dessine un espace de synthèse : celui d’une France où cohabitent des ethos différents, unis malgré tout par la médiation de l’État et par la valeur persistante du « travail bien fait ».
I. Le modèle WASP de Gallup : une spiritualité managériale
Le Q12 repose sur douze affirmations qui traduisent la vision américaine du travailleur idéal : reconnu, écouté, épanoui, loyal, et convaincu de contribuer à une mission ayant du sens. L’entreprise y est conçue comme une communauté morale où l’épanouissement individuel coïncide avec la réussite collective. Travailler, c’est non seulement produire, mais aussi se réaliser.
Ce modèle est l’héritier direct de l’éthique protestante décrite par Weber : la réussite dans le monde profane devient le signe d’une élection spirituelle. Le travail est vocation (Beruf), discipline, ascèse – et désormais, dans sa version sécularisée, instrument d’auto-accomplissement. Le salarié n’est plus un exécutant, mais un croyant laïc, convaincu que la performance traduit sa valeur morale.
Cette idéologie, que l’on peut qualifier de WASP (White Anglo-Saxon Protestant), érige l’entreprise en microcosme de la société bonne. Elle remplace la transcendance religieuse par la mission de l’organisation, la grâce divine par la reconnaissance du manager, le salut par l’épanouissement mesuré. Gallup ne mesure donc pas seulement un état émotionnel : il évalue la conformité du salarié à ce modèle spirituel implicite.
Toutefois, cette vision exclut la négativité : elle ignore la fatigue, le doute, le conflit – tout ce qui, en l’homme, échappe à la mesure et à la positivité. Elle fait du travail une expérience close sur elle-même, privée d’extériorité, où l’âme devient capital psychologique.
II. L’étrangeté française selon Philippe d’Iribarne
Face à cet universalisme managérial, Philippe d’Iribarne rappelle que chaque culture nationale détermine une manière propre d’habiter le monde du travail. Dans L’étrangeté française, il met en évidence le paradoxe d’une nation à la fois universaliste et particulariste, rationnelle et hiérarchique, républicaine et aristocratique.
En France, le travailleur ne se définit pas d’abord par son engagement, mais par son dévouement – terme que la modernité a presque effacé. Être dévoué, c’est donner de soi, mais aussi se reconnaître dans une œuvre, dans un métier, dans un certain idéal du travail bien fait. Le Français aspire à « mettre de son âme » dans ce qu’il fait : à la beauté du geste plus qu’à la productivité mesurable.
D’Iribarne montre que la hiérarchie française conserve des traits de l’Ancien Régime : on y attend de la direction non seulement de la compétence, mais une noblesse de comportement. Le manager français n’est pas simplement un coordinateur ; il incarne une autorité morale, une grandeur d’âme. L’entreprise est ainsi le théâtre d’une quête d’honneur réciproque, où chacun cherche à conserver sa dignité dans la relation de subordination.
Ce modèle culturel explique la résistance du monde français aux méthodes importées. L’idée d’un salarié « engagé » au sens anglo-saxon paraît suspecte : l’enthousiasme trop visible y est vite assimilé à la servilité. L’entreprise française se nourrit au contraire d’une distance critique, parfois conflictuelle, où le respect prime sur la ferveur. D’où la force persistante des syndicats, garants d’un honneur collectif face au pouvoir patronal.
III. un dualisme réconcilié par l’État et l’esthétique du travail
La France contemporaine vit la cohabitation de ces deux visions. L’idéologie de l’« engagement » s’y diffuse par les multinationales, les écoles de commerce, et le soft power américain ; mais subsiste un « esprit gaulois », plus individualiste au sens de Tocqueville, qui valorise le bien-être de soi avant la cause de l’employeur.
Cette tension n’aboutit pas à une rupture, mais à une pluralité : il y a des salariés dévoués, d’autres simplement présents, et l’État, par son rôle providentiel, maintient le lien entre tous. L’éducation, la santé et les retraites assurent une continuité collective que l’entreprise seule ne saurait produire.
Le modèle français du travail repose ainsi sur un triangle culturel :
- Le marché et ses exigences de performance ;
- L’État et sa fonction protectrice ;
- L’honneur professionnel, comme valeur symbolique reliant l’individu à la collectivité.
C’est dans ce troisième point que réside la singularité française : l’idée que la dignité du travailleur tient à la qualité de son œuvre. Là où le modèle anglo-saxon récompense l’alignement, le modèle français exalte la fierté du geste juste, la beauté de ce qui est bien fait. Le travail n’y est pas tant un engagement mesurable qu’un acte esthétique, une manière d’exprimer sa personnalité à travers la forme et la précision.
Quant à la hiérarchie, elle demeure chargée d’un symbolisme quasi-aristocratique : le manager doit se montrer exemplaire, loyal, inspirant – non par la récompense ou la performance, mais par la noblesse de son comportement. La légitimité du commandement ne repose pas sur la compétence seule, mais sur une éthique de la tenue et du respect.
Ainsi se dessine une synthèse : la France n’a pas rejeté le modèle américain, mais l’a intériorisé à sa manière, en le tempérant par son sens de la mesure et de la dignité. Elle conjugue l’efficacité économique à l’exigence morale, le souci du bien-être à la fierté de l’œuvre bien accomplie.
Conclusion : pour un Q12 à la française
Si l’on voulait concevoir un Q12 propre à notre culture, il ne devrait pas seulement interroger l’engagement ou la satisfaction, mais le sens du travail bien fait, la noblesse du rapport hiérarchique et la fierté du métier.
Les questions devraient dire :
Ai-je la possibilité de mettre de moi-même dans ce que je fais ?
Mon supérieur incarne-t-il une forme d’exemplarité qui m’élève ?
Puis-je être fier de l’œuvre que nous produisons ?
Un tel questionnaire exprimerait non pas la psychologie de la motivation, mais la philosophie du faire juste : une conception où la performance n’a de valeur que si elle s’accorde avec la dignité humaine.
Entre l’idéologie WASP du « self engagement » et la logique française de l’honneur, il s’agirait de retrouver un équilibre : celui d’un humanisme du travail qui rende possible l’union du cœur et de la raison, de la compétence et de la beauté, du service collectif et de la liberté personnelle.
La France ne doit pas importer le Q12 de Gallup ; elle doit inventer le sien.
Un Q12 à la française, qui dirait ce que travailler veut dire lorsque l’âme, encore, cherche à s’y reconnaître.

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