Dans la tradition sociologique française, ce que l’on appelle « religion » est un concept plus ethnocentré qu’il n’y paraît. Héritée d’une lecture chrétienne – souvent catholique – des faits sociaux, la définition canonique d’une religion repose en général sur quatre piliers :
- L’existence d’une croyance en une transcendance ou en des entités invisibles,
- Un corps doctrinal structuré, avec un salut de l’âme,
- Une institution cléricale ou une autorité morale,
- Des rites ou pratiques collectives régulières.
Ces critères, forgés à l’aune du christianisme occidental, ont eu pour effet secondaire d’exclure de la catégorie « religion » des phénomènes pourtant vécus comme tels par d’autres civilisations – notamment les cultes de l’Antiquité gréco-latine ou le shintoïsme japonais – tout en y faisant entrer des systèmes de pensée apparemment laïques, comme le marxisme.
La religion, dans cette perspective, est pensée comme un système complet de croyances, de normes et de pratiques, structurant une communauté humaine autour d’un horizon de sens partagé. Ainsi le marxisme, avec sa vision téléologique de l’histoire, sa lutte du Bien contre le Mal (le prolétariat contre la bourgeoisie), ses textes canoniques (Le Capital, le Manifeste), ses figures prophétiques (Marx, Lénine), ses temples (les partis) et ses rituels (le 1er mai, les congrès), a-t-il pu être considéré comme une forme séculière de religion.
À l’inverse, le polythéisme gréco-romain ne répond à presque aucun de ces critères. Point de clergé unifié, point de dogme central, point de texte sacré : les dieux sont multiples, territorialisés, et leur culte repose davantage sur des actes rituels que sur des croyances. Comme le remarque Jean-Pierre Vernant, il s’agit moins d’adhérer à une doctrine que d’entretenir un bon rapport avec des puissances, par le rite.
Le cas du bouddhisme, surtout dans ses formes anciennes, rend cette frontière encore plus floue : philosophie ou religion ? Difficile à dire, surtout pour un esprit gréco-romain. Il y a des rites, des moines, une cosmologie ; mais aussi une discipline intérieure, une logique d’émancipation, une absence de théisme transcendant. Le pythagorisme, à cet égard, pourrait lui être bien plus proche que le christianisme.
Ce détour permet de comprendre que le concept de religion est un outil, non une essence. Et c’est cet outil que nous allons maintenant utiliser pour examiner un phénomène inattendu : la « religionnalisation » progressive du capitalisme d’entreprise.
Jusqu’au milieu du XXe siècle, l’entreprise capitaliste s’affichait comme ce qu’elle était : une organisation vouée à produire des biens, faire des profits, et organiser le travail en vue de cette fin. Elle ne prétendait pas donner du sens à la vie des gens. L’encadrement était hiérarchique, souvent autoritaire, et la motivation salariale. L’ambition morale, culturelle ou existentielle était nulle.
Mais à partir des années 1950 – timidement d’abord, puis avec de plus en plus d’assurance – on voit émerger un nouveau discours. Il ne s’agit plus seulement de gérer du personnel, mais de développer le « potentiel humain ». On ne dirige plus seulement des employés, on « accompagne des collaborateurs ». Ce glissement s’accélère dans les années 1970, dans un contexte de crise des grands récits politiques, d’individualisation croissante, et de recomposition du lien social autour de l’entreprise.
Les années 1980, avec le triomphe du néolibéralisme, consacrent cette mutation : désormais, l’entreprise devient le lieu où l’on s’accomplit, où l’on apprend, où l’on s’engage, où l’on donne du sens à son existence. La réussite n’est plus seulement matérielle, elle est existentielle. Le travail devient un moyen de « réalisation de soi ».
La culture d’entreprise joue ici un rôle central. On ne recrute plus seulement pour des compétences, mais pour un ethos. Il faut être aligné avec les « valeurs » de l’organisation, y adhérer sincèrement, voire les incarner. Des rites collectifs sont mis en place (onboarding, séminaires, bilans), des figures inspirantes sont mises en avant (leaders charismatiques, fondateurs visionnaires), des textes circulent (manuels, manifestes, chartes). La communication interne devient l’équivalent d’un catéchisme light, et les DRH prennent la place du clergé : ils veillent au bon alignement moral, au bien-être spirituel des fidèles-employés.
Quelques exemples emblématiques peuvent illustrer cette mutation.
Apple : Steve Jobs, avec ses keynotes à la mise en scène quasi liturgique, est devenu un prophète moderne. Apple vend une esthétique, un style de vie, une promesse de simplicité élégante. Ses clients comme ses employés se perçoivent comme une communauté d’élus.
Google : sa devise originelle « Don’t be evil », son campus californien à mi-chemin entre monastère high-tech et parc d’attraction, ses messes hebdomadaires du vendredi (TGIF), tout contribue à faire de l’entreprise un monde à part entière, porteur d’une vision du Bien.
Danone : sous l’impulsion d’Antoine Riboud puis d’Emmanuel Faber, Danone s’est positionnée comme une « entreprise à mission », prônant une vision éthique du capitalisme, intégrant les préoccupations sociales et environnementales. Ce faisant, elle s’est dotée d’un horizon moral qui dépasse la seule logique de profit.
On pourrait encore citer Patagonia, Tesla, ou même certaines start-ups de la tech française. Toutes participent de ce phénomène : proposer à leurs membres non pas un simple emploi, mais une cause, une conversion, une communauté.
Ainsi, le capitalisme d’entreprise est devenu, dans une large mesure, un fait religieux séculier. Il prétend donner sens, orienter la vie, encadrer les comportements, susciter l’adhésion, et exclure les non-alignés. Il a, en un mot, substitué à l’exploitation nue la logique de l’évangélisation douce. Le problème n’est pas qu’il en soit ainsi – toute société a besoin de mythes – mais que ce culte se dissimule sous les oripeaux de la neutralité économique.
La vraie question est peut-être celle-ci : quelles formes de contre-religions peuvent encore émerger dans un monde où le capitalisme s’est fait Église ?
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