De qui faut-il se soucier ?

De qui faut-il se soucier ?

Adam Smith a prétendu que si nous pouvions consommer les biens dont nous avons besoin, c’était parce que les commerçants veillent à leurs intérêts personnels. Or, étrangement, on m’a un jour demandé pour quoi je travaillais, et ma réponse qui était celle de gagner de l’argent pour vivre n’a pas plu. La personne aurait voulu que je travaille par vocation. Ce qui me semble une forme religieuse, presque mystique. En revanche, encore plus étrangement, elle ne m’a pas demandé pour qui je travaillais, donc de qui je me soucie. Et en l’occurrence j’ai toujours travaillé pour le patron de l’entreprise qui m’employait, lui-même étant l’agent des actionnaires. Je veillais à ses intérêts, considérant qu’il me payait à cela. Cette approche étant celle dite de « La Théorie de l’Agence ».

Or, de nos jours, avec l’apparition de la Loi Pacte et du souci grandissant pour les « stakeholders » (parties prenantes), cette question peut être posée à nouveau, en mettant en perspective l’intérêt général relativement à l’intérêt particulier. J’imagine alors que ce sont les actionnaires qui optent pour l’un ou pour l’autre, en le déléguant ensuite au dirigeant pour qu’il mette cette politique en œuvre. Dès lors, en tant qu’agent exécutant, ne faut-il pas que je sois informé de cette politique afin de savoir de qui (et de quoi) je dois me soucier ?

C’est là où je me demande si, avec la vingtaine d’entreprise où j’ai exercé, je dispose d’un échantillon significatif pour arguer que ces notions ne parviennent jamais jusqu’au travailleur, ou si j’ai eu la malchance de n’avoir que des emplois où le travailleur n’était qu’un instrument au service de l’équipe dont il faisait partie. On ne me communiquait que les tâches à accomplir, jamais le sens qu’il y avait à les accomplir. C’était comme si on se gardait bien d’ouvrir ce qui serait peut-être une « Boîte de Pandore ».

Or, ne pas ouvrir cette boîte revient à réduire l’entreprise à une simple mécanique d’exécution, où l’humain n’est qu’une ressource interchangeable. C’est oublier que, à l’échelle macroéconomique, le sens donné au travail influe directement sur l’engagement, la productivité et même la cohésion sociale. Si le corps social ne sait pas pour qui il travaille ni pourquoi, il devient vulnérable à la désaffection, au décrochage, voire à la contestation. Cela rejoint la théorie de la justice de John Stacy Adams, selon laquelle les individus comparent leurs contributions et leurs rétributions à celles des autres, et réagissent à ce qu’ils perçoivent comme des iniquités. Si l’information circulant dans l’entreprise est asymétrique, alors l’équité perçue s’effondre. L’iniquité informationnelle peut alors être aussi délétère qu’une iniquité salariale, car elle alimente le sentiment d’injustice et d’instrumentalisation, menant à la démotivation, voire au retrait psychologique ou physique..

Par ailleurs, la Théorie de l’Agence, en postulant une séparation stricte entre le principal (actionnaire) et l’agent (dirigeant ou salarié), contribue à cette opacité. Son principal avantage est de clarifier les responsabilités et les incitations : chacun agit dans son intérêt propre, ce qui, en théorie, conduit à une efficience optimale. Mais cette efficience est purement instrumentale : elle suppose que les objectifs sont déjà définis et qu’ils ne se discutent pas. Elle exclut toute délibération collective sur les fins du travail, sur sa finalité sociale, écologique ou politique.

Informer les salariés de la politique sociétale de l’entreprise, c’est reconnaître qu’ils ne sont pas seulement des rouages, mais aussi des sujets moraux. C’est un geste éthique, mais aussi stratégique. Une telle transparence peut renforcer la légitimité de l’entreprise, favoriser la coopération, et attirer des talents motivés par un projet commun. C’est ce que vise la Loi Pacte en incitant les entreprises à se doter d’une raison d’être, voire à adopter le statut de « société à mission ».

Mais cette évolution reste fragile. Elle suppose une réécriture des rapports de pouvoir internes, une mue culturelle. Tant que la stratégie demeure confinée au sommet et que l’information ne circule pas, la « mission » risque de n’être qu’un vernis. Le passage d’une logique de commandement à une logique de participation implique de renoncer à certains privilèges d’opacité.

Finalement, se soucier de qui ? Cette question n’est pas seulement morale. Elle est économique et managériale. Car en découle le niveau de motivation et d’engagement des travailleurs, selon qu’ils veulent, par option, œuvrer à la prospérité de la nation, au confort des consommateurs, ou à la richesse des actionnaires. Mais également leur méfiance lorsque cet axe politique est tenu secret, car alors ils peuvent suspecter leur manipulation.

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